Gorge d’Or (10'900 signes).

Jean-Claude Grivel

(Médaille de Vermeil de l’Académie Universelle de Lutèce

Diplôme d’honneur de la Ville de Dinan (Amitiés Poétiques de France)

C'était un magnifique jour d'automne.

Comme chaque matin, Madame Mésange venait de ceindre ses épaules d'un fichu et sa taille d'un tablier. Elle ouvrit la fenêtre de sa maisonnette et regarda attentivement le ciel qui était bleu et sans nuage.

Quelques rayons de soleil passaient au travers des branches des arbres et venaient jouer dans l'eau de la rivière qui traversait la clairière. La roue du moulin tournait allègrement et on entendait le boulanger qui chantait en sortant une fournée de pains dorés. Quelques voisins ouvrirent leurs persiennes.

Dans chaque maison, les mamans préparaient le petit déjeuner, les papas se rasaient. Les enfants dormaient encore.

"Il fera beau ! Tant mieux ! Il faut profiter de ce temps ensoleillé qui ne saurait durer, car nous sommes à la mi-automne", pensa maman Mésange en terminant sa tranche de pain beurré.

Il y avait encore beaucoup de travail à effectuer avant la venue de l'hiver: faire une grande lessive, nettoyer à fond la maison, terminer la réserve de bois et emplir le grenier de céréales et de graines de tournesol.

"Puisqu'il fait aussi beau aujourd'hui, eh bien, je vais faire la dernière grande lessive de l'année. Le linge séchera bien au soleil et gardera tout l'hiver un parfum de fraîcheur et de propreté".

 

 

Monsieur Mésange terminait sa toilette.

- Et toi, que penses-tu faire?

- Je vais avec Monsieur Souris chercher du bois. Beaucoup de personnes annoncent un hiver précoce et rigoureux. Je dormirai mieux quand je saurai le bûcher garni jusqu'au toit. Nous avons décidé, Monsieur Souris et moi, de travailler en commun.

Il se mit à table et Madame Mésange lui servit un café au lait chaud qui fumait et un plat de flocons de céréales trempant dans du lait. Lorsque le repas fut terminé, Monsieur Mésange s'habilla.

- J' y vais! La route est longue. Et celui qui veut beaucoup travailler commence tôt.

Il enfila des socques en bois.

- Ah! dit-il en arrachant le feuillet du calendrier pour lire le proverbe inscrit en son verso, nous sommes aujourd'hui le 30 octobre.

- Quoi? Mon Dieu! s'écria Madame Mésange en reposant, bouleversée, sa tasse de café sur la table, mais c'est l'anniversaire de maman. Je l'avais complètement oublié. Le temps passe si vite!

Monsieur Mésange sourit et ajouta, railleur:

- Pour une fois que tu oublies quelque chose. D'habitude, c'est à moi qu'arrivent pareilles mésaventures.

En effet, en bonne maman et en bonne épouse, Madame Mésange pensait à tout. Seulement elle avait tellement à faire que, parfois, elle oubliait quelque chose. Mais cela arrivait rarement.

Monsieur Mésange prit sa musette contenant ses vivres pour la journée.

- A ce soir, dit-il en embrassant sa compagne.

 

 

Et il sortit en emportant une hache et une serpe. Monsieur Souris l'attendait, un sac de montagne au dos et une scie en bandoulière. Après s'être salués, ils partirent en direction de leur chantier forestier.

Madame Mésange tria le linge sale, sortit les pinces à linge et le cordeau à étendre, prépara le savon, une seille, une corbeille tressée en osier, ainsi que le battoir. Elle alla regarder dans la chambre de Gorge d'Or. Celui-ci dormait encore ou feignait de dormir, car il n'aimait pas les jours de lessive. Il devait aider sa maman et c'était un travail pénible pour un petit oiseau.

Madame Mésange se mit alors en devoir de faire une tarte comme cadeau d'anniversaire pour sa maman. Elle prit de la farine qu'elle mélangea avec du beurre et des jaunes d'œuf. Elle obtint ainsi une pâte qu'elle passa plusieurs fois au rouleau, afin qu'elle soit uniformément plate. Elle graissa une plaque ronde avec un peu d'huile et y mit la pâte dans laquelle elle fit quelques trous à l'aide d'une fourchette. Elle sortit de son fruitier des pommes juteuses et encore pleines du soleil qui les avait fait mûrir, les éplucha, les coupa en tranches qu'elle déposa sur la pâte. Elle saupoudra le tout de sucre et mit la plaque au four.

Au bout de quelque temps, elle ouvrit le four. La tarte était presque cuite. Elle parsema un peu de cannelle sur les pommes dorées et gonflées, referma le four pour quelques minutes. Après quoi, elle sortit la tarte et la mit refroidir sur le bord de la fenêtre. La tarte sentait bon et son fumet alla jusqu'à la chambre de Gorge d'Or, qui se leva précipitamment.

- Oh, maman, ça sent si bon! Que cuis-tu?

 

 

- Tiens, Gorge d'Or! J'ai cru que tu n'étais pas bien aujourd'hui!

- Mais...sut-il seulement répondre, embarrassé.

- Mais ça va mieux?

- Oui!

- Bien, écoute-moi! lui dit sa bonne maman. Désirerais-tu apporter cette tarte à grand-maman?

- Mais bien sûr! s'écria Gorge d'Or qui fixait, de ses yeux émerveillés, la tarte que Madame Mésange mettait précautionneusement dans un carton. Pourrais-je en recevoir une toute petite tranche?

Sa maman l'embrassa et lui donna une tartelette qu'elle avait cuite spécialement pour lui.

- Tiens, mange! Après, tu te mettras en route!

Gorge d'Or était tout content, car il aimait bien aller visiter ses grands-parents, dont il recevait des biscuits, un grand verre de sirop et une pièce d'argent pour mettre dans sa tirelire. Et puis, il ne devait pas obéir comme avec ses parents.

Ses grands-parents vivaient retirés dans une région isolée. Mais ils y étaient nés et ne désiraient pas la quitter pour se rapprocher des parents de Gorge d'Or qui habitaient un endroit plus peuplé et moins tranquille.

Gorge d'Or, un petit panier au bras, se mit en route. Il se retourna quelques fois pour faire signe à sa maman, puis disparut au tournant du chemin.

 

 

 

Il suivit le cours de la rivière, jusqu'au vieux chêne. De là, il partit vers la gauche, gravit une pente surplombant une gravière et continua sa course en direction du Nord.

Le soleil brillait. Les arbres étaient parés de toutes leurs feuilles aux merveilleuses couleurs. Tout heureux, Gorge d'Or sifflotait une mélodie que sa maman lui chantait chaque soir pour l'endormir. Il arriva au Carrefour des Champignons, s'arrêta et, fatigué, posa pour quelques instants son panier.

Deux chats s'y reposaient à l'ombre d'un arbre. Gorge d'Or reconnut Flip, le tigré, qui faisait souvent l'école buissonnière et qui était le désespoir de ses parents.

- Alors, Gorge d'Or, on se promène?

- Oui, Flip.

- Voici mon ami Flop, poursuivit le chat tigré en montrant son compagnon tout noir.

- Enchanté! rétorqua Gorge d'Or, pas très rassuré.

Les deux chats s'approchèrent du panier.

- Que transportes-tu? demanda Flop.

- Une tarte, répondit la petite mésange.

- Mmh ! Comme elle sent bon, dirent Flip et Flop qui se léchèrent les babines.

- Ecoute, Gorge d'Or, proposa Flip, nous cherchions justement un partenaire pour jouer aux billes.

 

 

 

 

 

Le cœur de la petite mésange bondit: les billes, son jeu favori. Mais une voix intérieure lui dit:

"Pars, Gorge d'Or, va chez tes grands-parents. Ne te laisse pas détourner par ces deux garnements!".

Gorge d'Or n'écouta pas ces conseils.

- Oui, mais seulement une fois, accepta-t-il.

- D'accord, d'accord, murmurèrent les deux chats, en masquant un sourire.

- Mais, je n'ai pas de bille, objecta Gorge d'Or.

- Qu'à cela ne tienne, répondit Flip. Tiens! Je t'en prête quelques-unes.

Et ils commencèrent le jeu. Gorge d'Or s'émerveilla de son adresse. Lui qui, d'habitude, n'était pas très habile à cet exercice, il gagnait, gagnait...Le temps passait, mais Gorge d'Or n'en avait cure. Il avait gagné dix belles billes.

- Ecoute, proposa Flop, je mise vingt billes contre...

- Contre quoi? s'enquit Gorge d'Or, étourdi par son succès.

- Contre ta tarte !

- Accepté! répondit Gorge d'Or.

La chance était de son côté et il fallait en profiter.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Seulement, les chats avaient laissé gagner la petite mésange pour endormir sa méfiance. Maintenant, ils jouaient au mieux de leurs facultés. Gorge d'Or n'y comprit goutte. En un rien de temps, il perdit la tarte. Il s'obstina et perdit encore ses dix billes.

Alors, les deux compères partirent, bras dessus, bras dessous, se cacher dans le sous-bois où ils mangèrent la tarte.

 

 

C'est alors que Gorge d'Or comprit qu'il avait été la victime d'une machination. Il avait désobéi à sa maman et il n'avait pas écouté sa conscience. Et maintenant, au lieu d'être chez ses grands-parents, il se trouvait encore là, au Carrefour des Champignons, avec son panier vide. Alors, tout triste et honteux, il s'assit sur le bord du chemin et, le cœur gros de peine, éclata en sanglots.

Le bruit de ses pleurs réveilla une chouette qui sommeillait sur une branche située juste au-dessus du joueur malchanceux. Elle se frotta les yeux bouffis de sommeil et aperçut Gorge d'Or.

- Mon Dieu! Qu'as-tu donc, petite mésange?

Gorge d'Or continua de pleurer. Alors la chouette descendit de sa branche et s'assit à côté de lui. C'était une bonne maman qui avait élevé trois enfants maintenant adultes. Pressentant un gros chagrin, elle serra la petite mésange sur son cœur, la berça en lui chantant d'une voix douce une belle chanson et en caressant ses joues humides de pleurs.

Quand Gorge d'Or se fut calmé, il raconta son drame. Madame Chouette en fut bouleversée et indignée.

- Comment, encore ces deux chats! Et qui osent voler le cadeau d'anniversaire d'une grand-maman. Attends, je vais m'occuper de ça!

Madame Chouette partit pour quelques minutes, puis revint, toute joyeuse, vers Gorge d'Or et lui dit:

- Tout s'arrange, regarde!

Une abeille arriva et déposa un verre de miel doré. L'épouse de l'écureuil, confiseur, fit don de fruits confits et de biscuits aux noisettes. La chouette offrit un cake recouvert de sucre glacé et garni de raisins de Corinthe. Une belle chatte blanche apporta un magnifique gâteau au moka, spécialité au café qu'elle avait cuite pour sa famille.

- Tiens, ma petite mésange ! Voilà qui remplacera, je l'espère, la tarte volée par mon neveu, ce bon à rien. J'écrirai à ma sœur pour qu'elle le punisse. Au revoir, Gorge d'Or, et encore toutes mes excuses.

Gorge d'Or fut ému aux larmes de cette générosité spontanée. Il remercia sincèrement chacun et se rendit sans tarder chez ses grands-parents qui furent très touchés par ses cadeaux.

- Tiens, Gorge d'Or, voilà une tranche de tarte aux pommes que je viens de cuire. Moi, je préfère le miel, lui dit sa grand-maman qui écrivit, à l'attention de sa fille, une lettre de remerciement.

Lorsque Gorge d'Or se fut rassasié, il embrassa ses grands-parents et repartit chez lui. A la maison, il se coucha tout de suite après le repas, ce qui parut étrange à ses parents.

Puis sa maman vint vers lui et, s'asseyant sur le bord du lit, lui demanda pourquoi grand-maman la remerciait de son miel, de ses fruits confits, de ses biscuits aux noisettes, de son cake et de son gâteau au moka, alors qu'elle n'avait fait qu'une tarte aux pommes.

Gorge d'Or dut alors conter sa mésaventure. Sa maman le calma, le recouvrit et l'embrassa.

- Bonne nuit, chéri. Tu vois, il faut toujours obéir à ses parents, leur dire la vérité et remercier les bonnes gens.

F I N